Salut !
Je ne sais pas comment débuter ce texte ni quelle direction il prendra. Je vais parler au « je », au « tu », peut-être même au « nous ».
J’ai bientôt 33 ans, mon ami/ex-copain s’est enlevé la vie en 2009. J’allais avoir 17 ans, lui 19. Ce fut un événement tragique, évidemment, mais si je te disais que je commence tout juste à bien saisir l’ampleur ? Que dans ma tête c’était éprouvant, mais que je m’en sortais bien et que, de toute façon, j’ai vécu bien d’autres choses.
Chaque année, je lui écris un texte en sa mémoire. J’aime mieux me concentrer sur lui, la douleur générée par son absence. Je ne veux pas que ma peine et mon parcours viennent créer de l’ombre sur sa vie, ou sa fin de vie. Mais je suis forcée d’admettre que ce 25 avril-là, nos parcours sont devenus inséparables…
Manu,
Il y a quelques semaines, je disais à mes amies que tu m’avais déjà dit, qu’après un an ou deux, les gens allaient t’oublier si tu disparaissais.
Eh bien, je suis heureuse de te contredire encore cette année.
Tu restes là, et cette souffrance aussi. Le bonheur de t’avoir connu, mais la douleur aussi. Elles sont devenues indissociables dans mon cas. Parfois, c’est un carburant pour me faire avancer, parfois c’est un nuage sombre qui teinte mon âme. Parfois c’est un coup bien placé qui me paralyse, incapable d’avancer. Un filtre gris sur les yeux, une mélancolie en toile de fond. Même après toutes ces années, ma guérison n’est pas linéaire, elle ne le sera jamais. Elle ne l’est pour personne. Tout comme la tienne ne l’était pas. Mais ça, tu ne le savais pas, tu ne le voyais pas. Toi aussi tu avais un filtre devant les yeux, telle une trame dissonante.
T’as essayé, t’as créé ta propre mélodie en te donnant l’espoir qu’elle sonnerait assez forte en toi pour camoufler tout le reste. J’aurais aimé avoir l’expérience, les outils, la maturité et la force pour te le dire, mais je n’avais que 17 ans. Je luttais pour ma survie aussi.
Une chose par contre, je t’avais dit que moi, je ne pourrais pas t’oublier, et ça je le savais…
Pendant très, peut-être TROP longtemps, je me suis accrochée à cette souffrance, persuadée que c’était la moindre des choses. La moindre des choses de souffrir pendant toute une vie, quand une personne qu’on aime a perdu la sienne. Quelle ironie…
Prise dans une spirale entre l’urgence de vivre et ma propre condamnation à vivre dans la douleur, comme si je devais me racheter, m’expier à coup de mutilation mentale. Me racheter… Me racheter à qui ? Toi, t’es plus là. Ça ne te ramènerait même pas. Moi, je suis encore là, c’est peut-être à moi-même que je veux me racheter ?
Je m’accrochais à la douleur, parce que quand t’as l’impression de ne plus rien sentir, la colère et la peine… bin c’est assez vif pour te rassurer que tu ressens encore quelque chose. Comme si la seconde où je lâchais la corde, qui me taillait les mains, j’allais commencer à cicatriser et oublier pourquoi j’avais eu mal, et surtout… pour qui.
Au fil des années, je me martyrisais l’esprit à me rappeler ta voix, tes expressions, ton rire, avec, « excuse-moi pardon », l’osti d’impression que ça me glissait des doigts comme du sable. Mais la peine, elle, je pouvais y revenir en une fraction de seconde. Facile, comme si elle n’était jamais bien loin. Tout redevenait clair, tout redevenait tangible. Si je n’avais plus la mélancolie, il allait me rester quoi pour me rappeler ?
La souffrance n’a pas toujours le même look.
La lourdeur de cette blessure, ce n’est pas toujours être en boule dans son lit à pleurer. Parfois, ce n’est même pas pleurer du tout. C’est plutôt ce moment où, en faisant une tâche banale comme passer le balai, un souvenir refait surface, soudainement, rendant tout si réel et insupportable que je me sens complètement démunie, comme si je n’avais plus aucun contrôle.
Parfois, la douleur, c’était aussi l’engourdir avec l’alcool, juste pour lui donner un autre visage. La transformer en quelque chose d’à peu près tolérable, presque amusant, qui pouvait nous faire sentir vivants. Parce qu’il faut l’avouer, c’est beaucoup moins lourd d’être celle qui ne ressent rien, la « life of the party« , divertissante, que d’admettre qu’on ne sait pas du tout ce qu’on fait et qu’on a besoin d’aide. C’est plus léger pour les autres, et pour toi aussi. Mais seulement pour un temps. Et ça non plus, ce n’est pas linéaire, parce que t’as quand même beau souffrir, t’es pas complètement conne.
Parfois, le rideau se lève, et t’as un aperçu de ce que t’es devenue… pis tu te dis que c’est pas toi, tu ne te reconnais pas. Mais c’est toi, c’est une part de toi, c’est la partie de toi qui crie de la libérer, de la guérir. Qui tente par tous les moyens de traiter des émotions que tu ne t’es pas permise de vivre ni de comprendre. Mais t’es pas prête, tu ne sais pas comment la lâcher, cette corde.
Le rideau redescend, 3, 2, 1… Action !
Je me dis que parfois, ça aurait peut-être été plus clair si tout s’était effondré littéralement. Quand ta maison s’écroule complètement, tu as deux options… tout abandonner ou débuter la réparation. Quand tu reconstruis, tu prends ton temps, tu as un peu plus d’expérience, tu sais ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. Tu rebâtis tes bases plus solidement.
Quand la maison a été très ébranlée, que les fissures se créent dans les murs, qu’elle est passée proche de s’effondrer, mais qu’étonnamment elle tient encore… Personne n’a presque rien remarqué, même de l’extérieur ce n’est pas trop mal.
Tu minimises un peu les conséquences, t’as l’impression que ta maison n’a pas besoin de grand-chose : quelques coups de peinture, des petites réparations ici et là. Mais au fil du temps, quelque chose cloche. C’est peut-être la couleur que t’avais choisie ? Alors tu repeins, puis tu changes les meubles de place, tu camoufles les fissures, un peu de décoration. Après un moment, il y a une bonne épaisseur de peinture. Puis tu ne te sens plus en sécurité dans ta maison, tu ne la reconnais plus. T’invites des gens dedans.. Oui, j’ai dit « dedans », comme ça, tu te sens moins seule, plus vivante j’imagine ? Tu te dis que c’est ça qui va te faire sentir bien, que tu vas la trouver belle, ça va lui donner de la valeur si tu la regardes à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Mais ce qui te manque, c’est l’extérieur. C’est juste que toi, tu n’es pas douée pour rendre ça accueillant.
Tu vois… avec le temps, les gens aussi ne se sentent pas en sécurité dans la tienne. Ils ne peuvent pas toujours dire exactement pourquoi. Mais toi, tu sais que ta maison est belle, c’est la tienne, et qu’elle est digne d’amour et d’attention.
Et je sais que tu ne me crois probablement pas… moi-même, un jour sur deux, je n’y crois pas. Mais c’est quand je n’y crois pas que, justement, je me permets de la maltraiter, puis de la trouver encore moins digne. Un cercle infernal, non ?
Y’a juste toi qui sais où sont les fissures, sous quoi elles sont camouflées. Même si tu es arrivée à te convaincre que tu les avais amplifiées, t’étais là le jour 1. Il y a tellement de couches que tu ne sais même plus quelle était la grande faille. Est-ce qu’il y en avait juste une ? Jusqu’où toutes ces fissures s’étendent ? Tu ne distingues plus le début de la fin, les branches des racines, tout semble mélangé; couper, réparer, oui, mais où, quand, comment ?
Après 16 ans, j’en suis rendue là. C’est où ça, LÀ ? Au début, au milieu et à la fin… tout ça en même temps.
Quand on parle des étapes du deuil : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation, on parle d’une courbe. C’est vrai que j’ai vécu toutes les phases, mais ce n’est pas rare, encore aujourd’hui, que je retourne à une phase. Même que parfois, j’en vis deux en même temps. C’est ça être humain, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir, les émotions ne se mettent pas dans une case bien précise.
Je peux à la fois accepter certains aspects, et faire cohabiter ça avec une pointe de colère. Je ne sais pas quand j’aurai complété la phase de l’acceptation, ni même ce que ça m’apportera concrètement.
C’est peut-être la trentaine qui me donne ça, mais j’intègre tranquillement que les étapes du deuil (ou à peu près tout ce que l’on expérimente dans notre vie) ne sont pas un manuel d’instructions dans lequel le but pour réussir est de se rendre à la dernière étape. Parce que, tout comme la maison à reconstruire, rien ne se met réellement en pause, pour que tu puisses franchir les étapes une à une, bien emmitouflée dans le confort.
Comme le disait Dédé : « La planète tourne, est pas supposée tourner sans moi », même au ralenti, même quand tout semble irréel, le monde continue de tourner.
Tu avances, puis tu recules. Tu marches, pis des fois tu cours. Par bout, t’as l’impression de voler, et à d’autres moments, t’as l’impression que tu ne te rappelles même plus comment reprendre ton souffle. Tu te reconstruis, même quand tu n’en as pas l’impression.
Pis je te jure, que le beau fait son chemin, que les apprentissages te rendent plus forte, plus humaine. Que les blessures font aussi ressortir la douceur dans ton cœur, que l’incompréhension et les questionnements font aussi place à une grande ouverture envers les autres. Être celle qui a besoin d’aide, à un autre moment, deviendra la main qui en saisira une autre.
Aujourd’hui, c’est la moi positive, optimiste, peut-être même inspirante. Moi, ce soir ? Demain ? Qui sait.
En fin de compte, je demeure convaincue que nous sommes tous connectés, et que notre impact est parfois petit, parfois grand, et souvent même pas visible sur le coup, mais sans aucun doute, réel dans la vie de tous.
Merci à ces personnes qui m’ont permis d’ouvrir cette porte. J’avais la clé. J’avais juste besoin d’un aperçu de ce que je pouvais y trouver, et surtout.. que j’y avais droit. Elles se reconnaîtront.
— Stéphanie